Au cirque Samson.
Trois fois par semaine, au cirque Samson, Lydia lance les couteaux. Vendredi soir, samedi soir, dimanche après-midi. Elle ne regarde plus jamais les visages des spectateurs dans l’espoir d’y reconnaître celui de l’homme qui lui est destiné, selon les dires de Madame Esmeralda, qui l’a vu dans sa boule de cristal. Un gadjo, un homme blond aux yeux clairs, qui l’aimera, qui l’aimera…
Lydia a grandi. Elle ne croit plus aux divagations d’Esmeralda ni aux pouvoirs magiques de la boule de cristal. Quant aux visages des spectateurs, ils changent à chaque séance, ce ne sont pas deux fois les mêmes.
Elle répète son numéro. Elle lance les couteaux. Un par un, ils vont se ficher dans le panneau de bois peint en rouge, ils s’alignent dans leur bain de sang comme des petits soldats sur un champ de bataille. Neuf couteaux, neuf lames qui pénètrent parallèles dans la chair du bois. Tchac ! Tchac ! Tchac ! Tchac ! Les manches tremblent un peu, leur ombre vacille puis s’immobilise et les neuf couteaux restent plantés là. Lydia maîtrise son art, ça lui procure un plaisir froid.
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Après le spectacle, dans la caravane, elle a froid même quand il fait chaud. Couchée aux côtés de Godefroid, son partenaire, Lydia grelotte entre les draps. Une indifférence glacée, ça vous gèle le cœur, ça vous étrangle peu à peu, ça vous fait mourir à petit feu sans joie, ça vous noie. Dans l’étang gris et désolé de la nuit, Lydia ne se débat pas. Elle se laisse tirer vers le fond, elle s’en va. Un faible courant l’emporte vers un chenal étroit, sans lumière, sans issue, une eau morte d’où on ne revient pas.
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Les paillettes rutilent, les lames des couteaux reflètent les éclats blancs des projecteurs. Un grand sourire faux est peint sur le visage blafard de Lydia. Ses yeux sont deux abîmes bleus et ses pupilles se contractent à chaque fois que le couteau quitte sa main. Tchac ! Tchac !
Au milieu du panneau rouge, il y a Godefroid qui se tient coi. Il a déjà un couteau planté de chaque côté de ses jambes serrées. Ce soir, le panneau rouge déconcentre Lydia. Le rouge du panneau, c’est le sang de Godefroid dont le sexe est saillant sous le collant moulant. Une cible facile, un dérapage, un accident… Le couteau va partir, la lame glisse toute seule entre les doigts souples et mobiles de Lydia. Elle maîtrise son art, la maîtresse de Godefroid ! Elle est sûre d’elle-même… mais non, elle ne l’est pas ! Le couteau vit sa vie, il veut partir, il part.
Tchac ! A gauche de la taille, entre le tronc et le bras. Tchac ! Et à droite, pareil.
Tchac ! Tchac ! Le long des bras.
Ah le cou ! Ah la tête ! La tentation revient, la solution est là… Plus de noyades nocturnes, la fin des cauchemars pour la jeune Lydia. Mais non, ma belle, tu n’oseras pas, pourtant il aurait suffi d’une fois.
Tchac ! Tchac ! Tchac ! Les trois derniers couteaux, puissance decrescendo. Le dernier, au-dessus de la tête, ne tient pas, il se détache et tombe, éraflant au passage le nez aquilin de Godefroid. Quelques « Oh ! » étouffés du côté du public. C’est du chiqué, voyons, on le sait, c’est du cirque !
Jo Hubert.