vendredi 21 mars 2008

DENISE.

Mon amie et voisine Denise est morte. Même si elle n'était plus dans sa maison depuis plusieurs semaines, il me semblait que ses meubles et ses objets familiers continuaient à y vivre, retenant leur souffle dans l'espoir qu'elle revienne les regarder en évoquant des souvenirs, les caresser au passage. Son lit, qu'on avait descendu à la cuisine, gardait l'empreinte de son corps, prêt à l'accueillir en épousant les contours de ses muscles fatigués. Un livre ouvert sur la table frémissait en attendant qu'elle y pose les yeux.

Et puis, un mardi, il y a dix jours, Denise a laissé se détacher d'elle le fil ténu qui la reliait à sa réalité coutumière. Et, dans sa maison à côté de la mienne, j'ai senti que tout se figeait dans une incrédulité douloureuse. Plus jamais, plus jamais Denise. Plus jamais, Denise. L'encre prisonnière de son stylo ne connaîtra pas les courbes de son écriture, les dernières pages du livre ne recevront pas son regard attentif.

La péniche, que je regarde passer lentement sur le canal, de la fenêtre de ma chambre à coucher,
Denise ne la verra pas, elle ne saura pas le nom bizarre qui est peint sur sa proue, elle ne saura pas le drapeau qui flotte mollement sous la pluie. Nous ne partagerons plus les couchers de soleil transfigurant l'écran des fenêtres dans nos cuisines respectives. Je me sens orpheline, sans elle.

L'autre réalité, dans laquelle elle est plongée à tout jamais, dont, peut-être, elle était issue, m'est à présent inaccessible. Et elle ne viendra pas me dire, avec le demi-sourire/demi-soupir que je lui connaissais si bien : "Ah, Josiane !..." comme lorsqu'elle s'étonnait des métamorphoses que son corps traversait au fil de sa dernière maladie.

Considérations banales, sans doute, mais l'esprit du deuil est affaire commune...

jeudi 6 mars 2008

Une fiction politique :

Dommage collatéral.

C’est le jour où j’ai perdu mon petit bracelet d’or fin. Je le tenais de ma Baba et plusieurs générations de femmes de la famille l’avaient porté avant moi.

Quand je l'ai reçu, à quatre ans, il était trop grand et Maman avait fait des nœuds dans la chaînette pour qu’il ne glisse pas de mon poignet quand je courais dans les prairies avec les garçons et les filles du village.

Je ne le quittais jamais.

***

Les bombes tombaient à nouveau sur Belgrade, nous les entendions quelquefois, comme des grondements de tonnerre. Quand je restais à ma fenêtre, en proie à mes insomnies, je voyais les champs de maïs s’illuminer d’éclairs rouges et l’horizon au loin était trop clair même pour une nuit étoilée. Parfois, dans un grommellement sourd, la maison s’ébrouait comme au sortir d’un mauvais rêve.

Au petit déjeuner, mes parents, ma sœur et moi, nous plaignions les Belgradois qui ne pouvaient plus dormir que les nuits où il pleuvait, quand les avions ne sortaient pas.

Dans notre village, à trente-trois kilomètres de là, la guerre ne nous touchait qu’à travers l’absence des maris et des frères, les coupures de courant et l’arrivée de quelques femmes réfugiées avec leurs enfants. Et puis, au loin, les explosions.

***

La bombe. Personne ne l’a vue venir. Elle est tombée sur ma maison. J’ai cru que ma tête éclatait, que mon corps se désintégrait.

A mon réveil, à l’hôpital, j’ai réclamé mon bracelet mais personne ne m’écoutait. Ils couraient dans tous les sens et moi je pleurais en silence. Une infirmière s’est arrêtée et doucement m’a expliqué qu’on m’avait ôté mon bracelet avant de m’opérer. C’était tout ce qui me restait, mon bracelet. Je n’avais plus de maison, plus de sœur, plus de parents, plus de fenêtre où m’accouder les nuits où je ne dormais pas.

***

Le bracelet, on ne l’a jamais retrouvé. J’espère qu’un jour, quand je serai mariée, mon époux m’offrira un bracelet semblable, que je donnerai à ma fille, qui le donnera à la sienne…

…si un homme veut encore de moi.

Une femme sans bracelet !

Une femme sans bras droit !

Josiane HUBERT.